[dropcap]L[/dropcap]ors d’une visite dans le camp de Moria, sur l’île de Lesbos, symbole même du durcissement de la position européenne, le pape François a appelé le monde, et notamment l’Europe, à répondre à la crise des migrants d’une manière « digne de notre humanité commune ».
Il a invité à ne jamais oublier que » les migrants, avant d’être des numéros, sont des personnes, des visages, des noms, des histoires ». Dans une prière, le pontife argentin a rappelé que « nous sommes tous des migrants », avant de jeter des couronnes de fleurs dans le port, aux côtés des deux autres dignitaires religieux, en hommage aux milliers de migrants disparus en mer.
« Malheureusement, certains – parmi lesquels beaucoup d’enfants – n’ont même pas réussi à arriver : ils ont perdu la vie en mer, victimes de voyages inhumains et soumis aux brimades de lâches bourreaux », a-t-il ajouté dans un discours à la population, prononcé face à la mer, sur le port de Mytilène. François a également rendu hommage au peuple grec, et notamment à celui habitant Lesbos, pour « cette humanité qui veut construire des ponts et qui renonce à l’illusion de construire des enclos pour se sentir plus en sécurité ». « En effet, a-t-il ajouté, les barrières créent des divisions, au lieu d’aider le vrai progrès des peuples ». « Pour cela, il est nécessaire de s’opposer avec fermeté à la prolifération et au trafic des armes », a-t-il affirmé.
Des familles vulnérables partent avec le pape
Le pape a quitté Lesbos avec une douzaine de réfugiés syriens pour les héberger au Vatican. Il s’agit de trois familles de confession musulmane, deux originaires de Damas et l’autre de Deir Azzor, dans les territoires occupés par l’organisation État islamique (EI), précise le Vatican, dans un communiqué. Selon les autorités grecques, ces familles, considérées comme « vulnérables », étaient hébergées au camp ouvert de Kara Tepe. « Il s’agit de personnes qui se trouvaient déjà dans les camps d’accueil de Lesbos avant l’accord entre l’Union européenne et la Turquie », ouvrant la voie au renvoi des arrivants vers Ankara, affirme le Vatican, qui évoque un accord entre le Saint-Siège et les « autorités compétentes grecques et italiennes ».
L’accueil des trois familles sera pris en charge par le Vatican, aidé dans un premier temps par la communauté de Sant’Egidio, organisation catholique proche du Vatican. Le tout petit État du Vatican, qui compte moins d’un millier d’habitants, héberge déjà deux familles de réfugiés. L’avion du pape a décollé avec ces invités imprévus peu après 15 h 30 locales
« Ne perdez pas espoir »
Il était arrivé en fin de matinée dans le camp de Moria où sont enfermées 3 000 personnes, y compris de nombreuses femmes et des enfants, vouées au renvoi en Turquie et dans leurs pays d’origine, car elles sont arrivées après le 20 mars, date d’entrée en vigueur de l’accord UE-Turquie.
« Chers amis, je veux vous dire que vous n’êtes pas seuls (…). Ne perdez pas espoir ! » a lancé le pape en s’adressant aux internés de Moria, dont il a souligné les souffrances et l’incertitude, face à « ce que l’avenir réserve ». « Puissent tous nos frères et soeurs de ce continent, comme le Bon Samaritain, vous venir en aide dans cet esprit de fraternité, de solidarité et de respect pour la dignité humaine qui a marqué sa longue histoire », a-t-il ajouté, dans un reproche implicite à la volonté des autorités européennes de renvoyer ces migrants en Turquie.
Une « grave crise humanitaire »
François, accompagné du patriarche de Constantinople Bartholomée et de Ieronymos, l’archevêque orthodoxe d’Athènes et de toute la Grèce, s’est immergé pendant une heure parmi eux, serrant des centaines de mains, bénissant, entendant une chorale d’adolescents ou recevant des dessins d’enfants qu’il a confiés à son entourage en faisant le geste qu’ils seraient affichés.
« Nous sommes venus attirer l’attention du monde sur cette grave crise humanitaire et plaider pour sa résolution », a ajouté le pope. « Freedom » (liberté) a scandé son auditoire, qui l’avait accueilli avec des pancartes « Help » (à l’aide). « Bénissez-moi », a sangloté un migrant en s’agenouillant devant le pape. « Ceux qui ont peur de vous ne vous ont pas regardés dans les yeux (…) n’ont pas vu vos enfants », a renchéri le patriarche de Constantinople et « le monde sera jugé sur la manière dont il vous aura traité ».
Des centaines de victimes
Avant d’aller déjeuner avec quelques réfugiés à l’intérieur même du camp, les trois prélats ont signé aussi une déclaration commune appelant le monde à faire preuve de « courage » face à cette « crise humanitaire colossale ». Les exilés de Moria sont détenus dans des conditions dénoncées comme misérables par les ONG, après le durcissement européen face à l’exode entamé en 2015 de personnes fuyant guerres et misère.
Les trois dignitaires chrétiens devaient aller rendre hommage à ces morts sur le port de l’île, en jetant des couronnes à la mer. Depuis le début de l’année, 375 migrants, en majorité des enfants, se sont noyés en tentant la traversée égéenne, s’ajoutant à des centaines de victimes en 2015. Ces tragédies se sont toutefois raréfiées, car depuis l’entrée en vigueur de l’accord UE-Turquie, les arrivées sur les îles grecques sont passées à plusieurs dizaines par jours contre plusieurs milliers cet été.
500 000 migrants passés par Lesbos
Arrivés à Lesbos après l’entrée en vigueur le 20 mars de l’accord entre l’Union européenne (UE) et la Turquie, ils sont voués à être renvoyés, sauf hypothétique acceptation de leur demande d’asile en Grèce. Joint vendredi par téléphone à l’intérieur du camp, Farydoon, un Afghan de 23 ans, a fait part de son désespoir et évoqué plusieurs tentatives de suicide parmi ses compagnons d’infortune. « Peut-être que le pape comprendra au moins ce qui nous arrive », a-t-il avancé.
L’année dernière, plus d’un demi-million de migrants sont passés par Lesbos, et cette année, l’île a déjà vu débarquer près de 90 000 personnes, dont plus d’un tiers d’enfants, selon l’ONU. Dans le camp, les trois responsables religieux rencontreront les dizaines de mineurs, pour la plupart non accompagnés, actuellement retenus, puis se rendront sous une tente pour saluer environ 250 migrants représentatifs des différentes situations.
Une première visite à Lampedusa
À Lesbos, rien n’a changé pour la visite, à part la peinture fraîche sur les murs du camp de Moria. « On a fait seulement un peu de nettoyage pour rendre la ville présentable, ils veulent que tout soit très simple », explique Marios Andreotis, un porte-parole de la mairie. Mais plusieurs voix ont exprimé l’espoir que le pape dénonce l’accord UE-Turquie visant à freiner l’actuel afflux massif de migrants, qui met l’unité européenne à rude épreuve.
Le pontife argentin n’est en effet pas avare de déclarations fortes sur la question des migrants, dont ce petit-fils d’immigrés italiens a fait l’un de ses chevaux de bataille. Quelques mois après son élection, Jorge Bergoglio s’était rendu sur l’île italienne de Lampedusa, alors principale porte d’entrée des migrants, pour fustiger « la mondialisation de l’indifférence » devant les barques de naufragés.
Les organisations catholiques très engagées
À l’automne, alors que des murs commençaient à s’élever en Europe centrale face à l’afflux de réfugiés dont beaucoup viennent de pays en guerre (Syrie, Irak, Afghanistan…), François avait solennellement appelé chaque paroisse du continent à accueillir une famille de migrants, refusant ostensiblement, contrairement au droit international, de faire la différence entre ceux qui fuient la violence et la misère.
Partout dans le monde, les organisations caritatives catholiques sont fortement engagées sur la route des migrants et dans leur accueil, sans distinction de religion. Mais le message du pape se heurte aux mouvements xénophobes en pleine poussée en Europe, ainsi qu’à la réticence de nombreux chrétiens face à un afflux de musulmans.
AFP